23

La fenêtre de la cellule de Méto donnait aussi sur la muraille. Elle était également pourvue de barreaux. Quelle sorte d’homme, pensai-je, possède une maison avec, à l’étage, des cellules pour d’éventuels prisonniers ? Un homme comme Apollonidès, qui ambitionne d’être le premier citoyen de la ville.

Les incendies s’étaient presque éteints, mais les bords déchiquetés de la brèche semblaient rougeoyer. La muraille elle-même et la silhouette des archers étaient toutes noires.

Quand Méto avait ôté son voile dans la chambre de Cydimache, je n’avais pas crié de joie, je ne l’avais pas serré dans mes bras. Pourquoi ? Sans doute avais-je été trop ému. Et pourtant, les parents de Rindel, tout aussi abasourdis que moi, avaient pris leur fille dans leurs bras et versé des larmes de bonheur.

Maintenant que j’étais seul avec Méto, pourquoi ne me précipitais-je pas pour l’étreindre sur mon cœur et pleurer de joie ? Parce qu’il n’avait pas eu peur pour moi connue j’avais eu peur pour lui, raisonnai-je. Il avait su où je me trouvais dès l’instant où j’étais arrivé au sanctuaire du xoanon d’Artémis. Il ne m’avait jamais cru perdu, il n’avait jamais eu de raison de croire qu’un danger imminent menaçait ma vie. Mais était-ce vrai ? J’aurais pu mourir : j’aurais dû me noyer dans le tunnel inondé ; les prêtres d’Artémis auraient pu m’exécuter pour avoir escaladé le Rocher du sacrifice. Sur un coup de tête, Apollonidès aurait pu me faire tuer à n’importe quel moment. J’avais été en danger depuis que j’avais quitté Rome, et, Davus aussi. Qu’est-ce que Méto avait à dire à cela ? Était-il si habitué au danger que celui-ci ne comptait plus, même quand il menaçait son propre père ?

Il m’adressa un large sourire en me voyant, s’avança et plaqua ses mains sur mes épaules, mais il ne me serra pas dans ses bras. Il se contenta de se baisser pour prendre un grand morceau de tissu par terre, le visage radieux, comme lorsque, encore enfant, il avait quelque chose à faire admirer. Simplement vêtu d’une tunique légère, il tenait à la main le vêtement qu’il avait porté pour se donner l’apparence de Cydimache.

— Regarde ça, papa. C’est vraiment ingénieux. Je l’ai fabriqué moi-même.

Je vis comment la tunique somptueuse, volumineuse, et les voiles étaient tous cousus ensemble pour ne former qu’une seule pièce.

— Je la glisse par-dessus ma tête, tu vois, et tout se met aussitôt en place, même la bosse sur mon dos. C’est simplement un peu de rembourrage. A un moment, je suis Cydimache la bossue, et l’instant d’après…

Il lança le vêtement en l’air et le retourna entièrement. À présent, c’était un manteau en loques avec un capuchon.

— Maintenant je suis Rabidus le devin, qui va et vient selon son bon plaisir.

— Très impressionnant, dis-je, puis je me mis à tousser, car j’avais la gorge sèche.

— Tu prendras bien un peu de vin, papa. Tiens, je vais t’en verser une coupe. Il est bon, c’est du falerne, je crois.

— Je suis surpris qu’Apollonidès t’ait donné du vin, surtout un bon cru.

— Apollonidès est peut-être un imbécile, mais même lui a commencé à se rendre compte que ce n’est plus qu’une question de temps, d’heures peut-être, avant que Massilia n’appartienne à César. Il y va de son intérêt de me remettre à César vivant et en bonne forme.

— Alors tu comptes sur sa sagacité de politicien pour te garder en vie. Apollonidès est aussi un père qui vient d’avoir un choc terrible.

— Et toi aussi ! À César !

Méto trinqua avec moi et sourit. Il semblait oublier la différence cruelle entre ce qu’avait enduré Apollonidès et ce que j’avais subi. Je n’avais jamais vu mon fils dans un tel état d’esprit, si insouciant, d’humeur si enjouée. C’était parce que César arrivait, pensai-je. Le mentor bien-aimé de Méto apprécierait au plus haut point tout ce que celui-ci avait fait pour lui.

Je bus le vin et sa chaleur me réconforta.

Méto allait et venait dans la pièce, trop excité pour rester tranquille.

— Tu dois avoir mille questions à me poser, papa. Voyons, par où vais-je commencer ?

— Je ne suis pas César, Méto. Tu n’as pas besoin de me faire un rapport.

Il sourit, comme à une mauvaise plaisanterie, puis continua :

— Voyons : comment suis-je entré dans Massilia et en suis-je sorti ? En nageant, naturellement. J’ai grandi au bord de la mer, j’ai toujours été un bon nageur. Ce n’est vraiment rien de traverser le port à la nage, ou même d’aller du port jusqu’aux îles voisines.

— Mais le courant…

— Un homme seul, qui nage la nuit, en particulier par une nuit sans lune, peut facilement passer à côté des sentinelles. J’ai vite appris quelles parties du port étaient les moins bien gardées, et les Massiliotes sont particulièrement négligents quand il s’agit de fermer les portes qui donnent accès aux quais.

— Mais quand Domitius et ses hommes t’ont poursuivi jusqu’à la muraille et t’ont obligé à sauter dans la mer… Domitius était certain que tu étais mort.

— La chute aurait pu me mer, si je n’avais pas su plonger ou si j’avais heurté un rocher. Mais je me suis dirigé vers cette partie de la muraille parce que j’y étais déjà allé en reconnaissance auparavant et que c’était l’endroit le moins dangereux. Je savais qu’un jour, il me faudrait peut-être m’échapper rapidement : j’avais donc tout prévu.

— Tu avais été blessé par un coup de lance.

— Simplement égratigné.

— Ils t’ont attaqué avec des flèches.

— Ils m’ont manqué. Il n’y a pas un seul archer compétent parmi eux.

— Mais ils ont vu ton corps flotter, emporté par le courant.

— Pas mon corps : ma tunique. Quand j’ai heurté l’eau, elle s’est gonflée d’air. Je l’ai enlevée pour qu’elle flotte un moment, et, de loin, ils l’ont prise pour un corps. On voit ce qu’on veut voir, et l’espion avisé en profite : c’est une chose que César m’a apprise. Pendant ce temps-là, j’ai retenu mon souffle et j’ai nagé le long de la muraille en direction du port. Quand je suis remonté à la surface, ils n’avaient aucune idée de l’endroit où me chercher. Ils avaient le soleil dans l’œil et regardaient déjà ailleurs. J’ai vite respiré, j’ai replongé sous la surface et j’ai continué de nager jusqu’à ce que j’aie atteint l’autre côté du port.

— Qui m’a envoyé le message anonyme pour m’informer que tu étais mort ? demandai-je en regardant fixement la lie au fond de ma coupe. Était-ce Domitius ?

— Non, je suis presque certain que c’était Milon. J’ai cru pouvoir le gagner à la cause de César, mais j’ai commis une grave erreur. Milon manque d’imagination pour lire dans l’avenir ; la seule chose à laquelle il pense, c’est à rentrer dans les bonnes grâces de Pompée. S’il réussissait à éliminer un espion dangereux, il remonterait dans l’estime du Grand Homme. Mais Milon voulait me capturer vivant, et il a été mécontent d’apprendre que les sbires de Domitius m’avaient tué.

Cependant, il soupçonnait – à juste titre – que j’étais non seulement toujours vivant, mais de retour à Massilia, et il n’a pas lâché prise. Comment me piéger ? En attirant par la ruse mon cher père à Massilia où, tôt ou tard, j’essaierais sûrement d’entrer en contact avec lui. C’étaient les hommes de Milon qui vous prenaient en filature, toi et Davus, toutes les fois que vous sortiez de chez le bouc émissaire. Ce n’était pas vous qui les intéressiez ; c’est moi qu’ils espéraient attraper. Une fois, ils y sont presque parvenus. Vous aviez quitté la maison de Caius Verrès, et vous vous étiez arrêtés dans la rue où l’on pratique le marché noir.

— Oui, nous t’avons vu vêtu des haillons du devin. Puis tu as disparu.

— Je n’avais pas le choix ! Les hommes de Milon surgissaient de nulle part. Ils ont failli m’attraper.

— Et c’était toi aussi qui attendais au pied du Rocher du sacrifice le jour de la bataille navale.

— Oui, répondit-il en secouant la tête d’un air dédaigneux. Je ne pouvais pas croire que tu aurais l’audace de grimper là-haut ! Imaginais-tu que personne ne pouvait t’apercevoir ? Je t’ai observé pendant des heures, en m’attendant à voir apparaître à tout moment les prêtres d’Artémis qui s’empareraient de toi et t’emmèneraient de force. Quand tu as fini par descendre, je n’avais qu’une pensée en tête : être le premier à te parler et essayer de te cacher quelque part, mais encore une fois j’ai dû fuir. Les troupes d’Apollonidès sont arrivées pour te ramener chez lui sur-le-champ. Heureusement, car c’était l’endroit le plus sûr pour toi. Autrement, la populace dans la rue t’aurait écharpé, ainsi que le bouc émissaire.

Cette explication ne me satisfit pas.

— Tout de même, Méto, tu aurais pu entrer en contact avec moi à un moment quelconque. Quand Domitius m’a affirmé que tu étais mort, j’ai connu des moments… atroces. Je n’ai pas quitté la maison de Hiéronymus pendant des jours. Si tu ne pouvais pas venir me voir en personne, alors tu aurais pu envoyer un message. Pas nécessairement un message écrit, simplement un signe pour m’informer que tu étais en vie. L’angoisse que j’ai éprouvée…

— Je suis désolé, papa, mais c’était vraiment trop dangereux. Et, franchement, j’ai été trop occupé. Tu n’en as pas idée ! dit-il en souriant d’un air indulgent. Ce jour où toi et Davus êtes entrés dans le sanctuaire du xoanon d’Artémis, là où j’avais l’habitude de laisser des rapports secrets pour Trébonius… Pour ne rien te cacher, quand j’ai entendu deux hommes jaser sans arrêt et que je me suis rendu compte que c’était toi, je me suis posé beaucoup de questions. De toute évidence, tu étais venu à ma recherche. Mais tu n’avais rien à faire en ces lieux, tu me mettais des bâtons dans les roues. Aussi ai-je essayé de te dissuader de continuer ; j’ai tenté de te renvoyer à Rome.

— Toujours déguisé en devin ! répliquai-je d’un ton brusque, saisi d’un mouvement de colère qui finit par apparaître dans ma voix.

— J’aurais difficilement pu te révéler qui j’étais en présence de ces deux gardes. Ils auraient bavardé dans le camp, et qui sait quels espions massiliotes se trouvent parmi nos propres hommes ? Personne d’autre que Trébonius n’était au courant de ma mission et de mon déguisement. Le secret absolu était de rigueur.

— Tu aurais pu me révéler ton identité, à moi et à personne d’autre.

— Non, papa, répondit-il en soupirant. Ma seule idée, c’était de te renvoyer à Rome où tu serais en sécurité. Lorsque je t’ai quitté alors que tu te dirigeais vers le camp romain, je suis revenu sur mes pas et je suis allé trouver immédiatement Trébonius ; il m’a promis de te renvoyer tout de suite chez toi. Même si tu parvenais à le contrecarrer, je pensais que, au pire, tu passerais le reste du siège dans le camp romain, à le harceler. Je n’ai jamais imaginé que tu trouverais un moyen d’entrer dans Massilia ! Et pourtant, te voilà ici. Je dois reconnaître que tu as fait preuve d’ingéniosité. Tel père, tel fils, hein ? Peut-être César devrait-il se servir de toi comme agent secret.

A cet instant-là, l’idée même me répugna tellement que le terrible coup de tonnerre qui ébranla soudain la pièce m’apparut comme l’expression de mon propre courroux. Mais le fracas épouvantable et les vibrations qui faisaient trembler la terre venaient de l’extérieur. Méto se précipita à la fenêtre.

— Oh ! par Vénus ! marmonna-t-il.

Des nuages de poussière, éclairés par les dernières flammes des incendies, s’élevaient en tourbillonnant au-dessus de la muraille, ou, plus précisément, au-dessus de l’endroit où elle s’était dressée auparavant. La crevasse s’était élargie. De chaque côté de la brèche, d’autres poches d’eau s’étaient soudain ouvertes, engloutissant tous les décombres, en même temps que les échafaudages de fortune destinés à étayer la muraille, et les soldats du génie qui y travaillaient toujours. Sous nos regards, une tour s’effondra d’un côté de la brèche qui s’agrandissait encore : des pierres tombaient avec fracas, et les archers, sur les remparts qui s’écroulaient, hurlaient d’effroi.

Là où il y avait eu une brèche qui aurait pu rester défendable, une énorme ouverture béait dans la muraille. Désormais, la place principale de la cité était vulnérable.

De l’intérieur de la maison d’Apollonidès parvenaient les cris d’hommes qui couraient dans les couloirs. Soudain, la porte s’ouvrit, et le premier magistrat suprême apparut. Il nous dévisagea, l’air abasourdi.

Mon entretien avec Méto était terminé.

Le rocher du sacrifice
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